Expulsions massives en Algérie: «Je me suis enfui, c'était ça ou finir dans le désert»
Plus d'un millier d'Africains subsahariens arrêtés à Alger ont été transportés de force dans le Sud du pays puis à Agadez, au Niger, début décembre.
«Je ne suis pas sortie de la maison depuis une semaine. Imagine qu’on nous arrête nous aussi !» Tee-shirt blanc, pagne à fleurs rouges noué autour de la taille, Josy tourne en rond dans son logement précaire, au bout d’un chemin de boue, en périphérie est d’Alger. Cette Nigériane d’une quarantaine d’années vit en Algérie depuis huit ans. «Je n’ai jamais vu ça. Ils sont allés chercher des gens sur les chantiers, dans les maisons. Ils ont pris les femmes et les enfants.» «Ils», ce sont les gendarmes. Le 1er décembre, dans différents quartiers de la capitale, les forces de l’ordre ont arrêté des centaines d’Africains subsahariens et les ont poussés dans des bus, parfois violemment.
«Quand nous avons refusé de monter dans les véhicules, les gendarmes nous ont frappés avec leurs bâtons», témoigne Adam, un Camerounais qui fait défiler sur son téléphone des photos de migrants avec des contusions au visage. Les bus prennent tous la direction de Zéralda, commune de l’ouest de la capitale où est située la résidence du chef de l’Etat. Là, les migrants sont regroupés dans un camp de colonies de vacances gardé par les gendarmes. Les plus chanceux trouvent une place dans les petites salles du complexe et dorment alignés les uns à côté des autres, enroulés dans des couvertures qu’on leur a distribuées.
«Il y a eu de la bagarre»
«Les locaux étaient tellement sales, avec de l’urine de partout, que j’ai refusé d’entrer», raconte un Ivoirien. Il dormira dehors, avec des dizaines d’autres étrangers qui n’ont pas trouvé de place dans les salles. En vingt-quatre heures, 1 400 personnes ont été arrêtées et amenées dans le camp, selon la Ligue de défense des droits de l’homme, plus de 2 000 selon d’autres estimations. Certains sont là avec leurs meubles: ils viennent du quartier de Dely Ibrahim, où des violences ont opposé, quelques jours plus tôt, des habitants et des immigrés qui vivaient dans un bâtiment en construction. Les autorités leur avaient alors promis une solution de relogement.
«Après la première nuit dans le centre de vacances, des gendarmes ont laissé entendre qu’on allait nous déporter au Mali. Puis, on a vu des cars arriver et on a compris. Le vendredi soir, ils ont voulu nous faire monter de force. Nous avons refusé, il y a eu de la bagarre», raconte Mohamed, un Malien installé à Alger depuis trois ans. Ce soir-là, selon plusieurs témoignages, des migrants sont blessés dans les affrontements et pris en charge par la protection civile. Un convoi de plusieurs bus, comptant environ un millier de personnes, prend la direction de Tamanrasset, la dernière grande ville du Sud du pays, à 2 000 kilomètres de la capitale. «Après le départ du convoi, j’ai attendu la nuit et je me suis enfui. C’était ça, ou finir dans le désert», dit Mohamed en secouant la tête. Plus d’une centaine d’hommes réussissent à s’échapper.
«Chasse à l’homme noir»
Le lendemain de la fuite de Mohamed, à 20 kilomètres du camp où sont toujours enfermées des centaines de personnes, le gouvernement inaugure comme si de rien n’était le premier Forum d’investissement africain, dont l’objectif est de donner à Alger une «ambition africaine».Dans l’immense centre de conférences flambant neuf, des ambassadeurs interrogent leurs homologues algériens sur l’opération en cours. «On n’a aucune information», admet un diplomate d’Afrique de l’Ouest. Les autorités, par la voix de la présidente du Croissant-Rouge, Saïda Benhabylès, tentent de minimiser: cette expulsion ne serait qu’une procédure de «retour volontaire». Dans une interview au journal officiel El Moudjahid, elle ajoute: «Vu la promiscuité qu’il y a dans la capitale, qui a posé des problèmes d’ordre sécuritaire, les pouvoirs publics ont décidé de transférer [les migrants] au Sud, où les conditions d’accueil sont meilleures qu’à Alger.»
La Ligue de défense des droits de l’homme dénonce, elle, une «rafle»dans un communiqué et le Syndicat autonome des personnels de l’administration (Snapap) critique une «chasse à l’homme noir». «On a essayé de montrer nos papiers, de dire qu’on avait des passeports en règle et qu’on était entré il y a moins de quatre-vingt-dix jours, mais personne ne nous a écoutés», raconte un jeune Malien joint par téléphone. Un accord signé entre Bamako et Alger permet en effet aux ressortissants maliens de circuler en Algérie sans visa pendant une période de trois mois.
En route pour Tamanrasset, les migrants arrêtés racontent avoir à peine reçu de quoi manger et de quoi boire. Arrivés dans la capitale saharienne, ils sont enfermés dans des bungalows : «On n’a pas le droit de sortir, les douches ne fonctionnent pas, on n’a pas d’eau», décrit une jeune Libérienne. «Les membres du Croissant-Rouge nous ont donné quelques bouteilles d’eau pour 23 personnes et quand on a demandé davantage d’eau, on nous a dit qu’il fallait payer!» s’emporte un Ivoirien.
«A Agadez, on dort par terre»
Le 5 décembre, c’est désormais dans des camions que les autorités font monter presque un millier d’Africains subsahariens. Direction la frontière nigérienne. Pendant ce temps-là, un deuxième convoi de migrants, parti d’Alger, est en route vers Tamanrasset. Là encore, le trajet se passe mal. Les migrants délogés du quartier de Dely Ibrahim qui ont dû abandonner leurs meubles sont en colère. Un jeune burkinabé transpire, visiblement fiévreux. «Les gens du Croissant-Rouge se sont contentés de lui donner deux paquets de biscuit. Pas un médicament!» relate Thierry, un Camerounais.
Deux jours plus tard, la première caravane, composée d’une cinquantaine de camions, s’arrête à Agadez, dans le nord du Niger. «A la frontière, on nous a contrôlés, un gendarme a confisqué plusieurs téléphones Android. Et ensuite le convoi était gardé par la police nigérienne. A Agadez, il n’y a rien dans le camp, on dort par terre. On ne sait toujours pas ce qui va nous arriver», rapporte Ali, un jeune Malien.
«Garages sans fenêtres»
A Alger, chez Josy, le téléphone n’arrête pas de sonner. «Allô ? Non. Pas de nouvelles. Je ne sais pas.» Les migrants tentent d’avoir des informations sur ce qu’il est advenu de leurs amis, époux ou compatriotes. Dans la pièce, une femme libérienne, dont le mari a été arrêté, et deux autres Nigérians fixent le sol. «On ne comprend pas. Est-ce qu’ils ont décidé d’expulser tout le monde ?» s’inquiète Bobby. En 2012, Alger avait pourtant mis un terme aux expulsions de migrants en situation irrégulière. Ces derniers temps, seuls des Nigériens avaient été arrêtés et renvoyés dans leur pays, suite à un accord signé entre Alger et Niamey en 2014. Quelque 19 000 ressortissants auraient ainsi été mis à la porte du pays, selon les chiffres officiels. Mais les autres nationalités étaient tolérées. «Parfois l’un d’entre nous se faisait contrôler à un barrage, arrêter et condamner à deux mois de prison pour séjour irrégulier. Mais il n’était pas expulsé», explique Josy. «Mon mari a passé plus d’un an à travailler sur un chantier AADL [des logements sociaux construits par l’Etat, ndlr] et regardez comment on le traite !»s’emporte la jeune Libérienne.
Habillé d’un survêtement bleu nuit et du maillot de l’équipe de France de football, Emmanuel, sierra-léonais, est en Algérie que depuis huit mois. Il songe désormais à repartir. «Bientôt, il va finir par y avoir un problème entre l’Afrique et le Maghreb. Les enfants que j’élèverai demain, je ne vais pas leur dire un mot de bien à propos de ce pays. On nous insulte à cause de la couleur de notre peau. On nous loue des garages sans fenêtre. On estime que nous sommes des meskines [«miséreux», ndlr]. Les Algériens n’imaginent pas qu’au pays, j’ai pu faire des études.» Depuis les arrestations, le bureau algérois de l’Organisation internationale des migrations (OIM) a été contacté par de nombreux Subsahariens qui demandent de l’aide pour rentrer dans leur pays.
Le téléphone de Josy sonne à nouveau, un Libérien annonce qu’il a été libéré: «Ils ont ouvert le camp et nous ont relâchés.» Elle raccroche en souriant. Quelques centaines de migrants ont quitté le camp de Tamanrasset, libres de leurs mouvements. Dans la soirée, pourtant, de nouveaux problèmes se posent. Au bout du fil, un homme ne sait pas où passer la nuit. Il finira par aller à la mosquée. Une Nigériane diabétique appelle pour savoir où trouver de l’insuline dans cette ville du désert qu’elle ne connaît pas. Quelques heures plus tard, les migrants s’aperçoivent qu’ils ne pourront pas rentrer à Alger. Les compagnies de bus refusent de leur vendre des billets, comme le prévoit une instruction officielle en place depuis des mois pour empêcher les migrants de rejoindre facilement le nord du pays. Josy s’appuie sur le dossier de sa chaise en secouant la tête : «Ils ont échappé au Niger mais maintenant, c’est une autre prison, à ciel ouvert.»
Plus de 260 Maliens expulsés d’Algérie sont arrivés à Bamako dans la nuit de dimanche à lundi, et un grand nombre ont accusé les forces de sécurité algériennes de violences, faisant état de blessés, voire de morts. Ces informations sur des décès n’ont pas été confirmées de source officielle.
Liberation
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