« Marchés d'esclaves » en Libye : les Africains révoltés
Au moins autant que ces pratiques d'un autre temps c'est le mutisme général qui a soulevé l'indignation de plusieurs personnalités, artistes, et de la société civile surtout.
Parmi les manifestations organisées ce samedi 18 novembre contre l'esclavage des migrants africains en Libye, celle de Paris fut de loin celle qui a mobilisé le plus grand nombre de manifestants, un millier, révoltés contre cette pratique d'un autre âge. Les manifestants ont répondu à l'appel de plusieurs associations, et notamment d'un Collectif contre l'esclavage et les camps de concentration en Libye (CECCL), créé en réaction à la diffusion du reportage de CNN montrant des migrants vendus aux enchères en Libye.D
Les faits
Tout a commencé en avril dernier, lorsque l'Organisme des Nations unies chargé des migrations (OIM) publie un rapport révélant l'existence de « marchés aux esclaves » qui touchent des centaines de jeunes Africains en route vers la Libye. Sur la base de nombreux témoignages de migrants de retour de Libye et qui passent par les centres de transit de l'OIM à Niamey et Agadez : « Ces quelques derniers jours, plusieurs migrants m'ont raconté des histoires horribles. Ils ont tous confirmé le risque d'être vendu comme esclave sur des places ou dans des garages à Sabha, soit par leur chauffeur, soit par des locaux, qui recrutent les migrants pour des travaux journaliers en ville, souvent dans le bâtiment. Puis au lieu de les payer, ils vendent leurs victimes à de nouveaux acheteurs. Certains migrants, principalement nigérians, ghanéens et gambiens, sont forcés à travailler pour le ravisseur/marchand d'esclave en tant que garde dans les maisons de rançon ou même au « marché » a déclaré un membre du personnel de l'OIM au Niger cité dans le dernier rapport de l'organisation internationale.
Malgré ce document officiel, renforcé par le rémoignage du chef du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), Fillipo Grandi, après une visite surprise à Tripoli le 21 mai 2017 en Libye où il a rencontré des migrants dans un camp de rétention, et durant lequel il s'est dit « choqué » de leurs conditions de vie « épouvantables » et a dénoncé des cas d'esclavage moderne - les faits sont passés sous silence.
Il aura donc fallu la diffusion d'images chocs extraites d'un documentaire sur la chaîne américaine CNN et montrant la scène d'une vente aux enchères de ressortissants d'Afrique subsaharienne sur des marchés en Libye pour que l'opinion publique relance le débat, entre indignation et désolation. Dans ce document tourné semble t-il à l'été 2017, et diffusé seulement à la mi-novembre 2017 et largement repris par les médias internationaux : on y voit notamment, sur une image de mauvaise qualité prise par un téléphone portable, deux jeunes hommes. Le son est celui d'une voix mettant aux enchères « des garçons grands et forts pour le travail de ferme. 400... 700.. »avant que la journaliste n'explique: « ces hommes sont vendus pour 1.200 dinars libyens - 400 dollars chacun. »
Le rapport de l'OIM confirmait déjà que des hommes venus du Mali, du Niger ou du Ghana seraient régulièrement cédés pour une poignée de dollars aux plus offrants, souvent pour occuper des travaux agricoles sans rémunération. Des femmes sont aussi achetées par des particuliers « des Libyens d'après un témoin cité par l'OIM et amenées dans des maisons où elles étaient traitées comme des esclaves sexuels. » Pour être libérés des maisons dans lesquelles ils étaient détenus et battus, les migrants devaient payer entre 400 et 900 dollars qu'ils réclamaient à leurs familles dans leur pays d'origine, en général. Certains migrants qui ne pouvaient pas payer auraient été tués ou abandonnés à leur sort, comme le précise l'OIM.
Réactions vives des artistes et de l'opinion publique
Il aura fallu la réaction officielle, ou plutôt un cri du coeur lancé par le chanteur ivorien Alpha Blondy, qu'on ne présente plus, pour susciter une immense émotion dans l'opinion publique africaine et dans la diaspora. Dans une vidéo diffusée sur Facebook, le reggaeman lance un appel aux dirigeants africains : « Nous, peuples africains qui comptions sur vous pour nous défendre et pour nous protéger, nous sommes surpris et stupéfaits par votre silence devant la situation révoltante, humiliante et inacceptable que vivent vos ressortissants, nos frères, nos soeurs, nos fils et nos filles vendus comme esclaves en Libye. » réagit vivement l'artiste.
Très vite, il est rejoint dans ses propos par Claudy Siar, le producteur de « Couleurs Tropicales » qui a dénoncé aux micros de nos confrères du Parisien, le statut quo de la France et de l'Union européenne. « Il n'y a pas plus aveugle que celui qui ne veut voir . » Très en colère, l'ancien délégué interministériel pour l'égalité des chances des Français d'outre-mer a posté une vidéo, devenue virale, face caméra, pour exiger la fin du mutisme des dirigeants africains.
Depuis la chute en 2011 du régime de Mouammar Kadhafi, les passeurs, profitant du vide sécuritaire et d'une impunité totale en Libye, font miroiter à des dizaines de milliers de personnes cherchant une vie meilleure un passage vers l'Italie qui se trouve à 300 kilomètres des côtes libyennes.
Selon les derniers chiffres de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), près de 156.000 migrants et réfugiés sont arrivés en Europe par la mer depuis le 1er janvier (contre près de 341.000 durant la même période en 2016), dont 73 % en Italie. Près de 3.000 sont morts en tentant la traversée.
Le mutisme des dirigeants africains...et le peu de médiatisation en Afrique
Après plusieurs jours de silence, quelques dirigeants africains ont (finalement) manifesté leur indignation. C'est le cas du président du Niger qui s'était insurgé dès jeudi, affirmant que : « la vente aux enchères de migrants comme esclaves en Libye m'indigne profondément. J'en appelle aux autorités libyennes et aux organisations internationales, afin que tout soit mis en oeuvre pour que cesse cette pratique d'un autre âge, que nous croyions à jamais révolue. »
La vente aux enchères de migrants comme esclaves en #Libye, m’indigne profondément. J’en appelle aux autorités Libyennes et aux organisations internationales, afin que tout soit mis en œuvre pour que cesse cette pratique d’un autre âge, que nous croyions à jamais révolue. - IM
— Issoufou Mahamadou (@IssoufouMhm) 16 novembre 2017
Justement, le président Alpha Condé en tant que chef de l'UA a « exprimé son indignation face au commerce abject de migrants qui prévaut en ce moment en Libye et condamne fermement cette pratique d'un autre âge », selon un communiqué de la présidence guinéenne. L'UA « invite instamment les autorités libyennes à ouvrir une enquête, situer les responsabilités et traduire devant la justice les personnes incriminées » et « à revoir les conditions de détention des migrants », poursuit le texte. « Ces pratiques modernes d'esclavage doivent cesser et l'Union africaine usera de tous les moyens à sa disposition pour que plus jamais pareille ignominie ne se répète », promet la présidence de l'UA.
Malgré la promesse d'une enquête, le problème reste entier
Une chose semble se confirmer, c'est que les manifestations de ce weekend commencent à faire bouger les lignes. Ce dimanche 19 novembre, le gouvernement libyen d'union nationale (GNA), reconnu par la communauté internationale évoquant des actes « inhumains », annonce qu'une enquête a été ouverte sur des cas d'esclavage près de la capitale Tripoli. Le gouvernement suit « avec grande attention les rapports des médias sur l'exploitation des migrants clandestins par des criminels », a indiqué le ministère des Affaires étrangères dans un communiqué lu devant la presse.
Concrètement l'OIM n'a pas les moyens de lutter contre ses pratiques, pour l'instant elle préfère axer sa stratégie sur la formation aux notions des droits de l'Homme auprès des responsables et des personnels des centres de détention. En attendant les Nations unies et l'Union européenne restent les yeux braqués sur les chiffres de la réduction du flux migratoire.
Reste qu'il sera très difficile pour ce pays encore plongé dans la guerre de mener à bien cette mission de justice, en l'absence d'État officiel. Prix Carmignac du photojournalisme, le Mexicain, également Prix Pulitzer, Narciso Contreras mettait en lumière déjà en 2016 la réalité sordide de la Libye d'aujourd'hui, au premier plan duquel figure : le traffic d'êtres humains. Il confiait alors au Point Afrique que « l'esclavage, au XXIe siècle, est inimaginable pour la pensée occidentale. Mais pour les Libyens, avoir un serviteur est considéré comme normal. En remontant ce sujet à travers différents canaux, des personnages centraux de cette enquête m'ont permis de rencontrer leurs serviteurs, leurs esclaves. Pour eux, il est normal d'avoir des gens à leur service, travaillant sans être payés. C'est donc là un contexte social et historique qui doit être compris pour avoir une vision plus claire de la situation. Ce qui est dramatique, c'est la façon dont s'opère ce trafic, mais comprendre l'état d'esprit de ceux qui font ce trafic est important pour avoir tous les éléments en tête. Cela permet de ne pas simplifier, de ne pas tomber dans un vain manichéisme entre les bons et les mauvais. Tout est plus complexe que cela. L'approche anthropologique permet de mieux cerner, donc de mieux combattre le trafic humain tel qu'il se fait en Afrique. Dès que nous parlons de migration, nous ne l'envisageons que sous l'angle des préoccupations occidentales. Mais nous ignorons le problème du point de vue du Sud, de l'Afrique. »
Le Point Afrique
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