Loi des finances rectificative 2020 : « sous couvert de la Covid 19, un Collectif budgétaire impertinent et (encore) beaucoup d’argent pour la Présidence » selon Ibrahim Yacouba
Dans une analyse qu’il a publié à la veille de l’examen par l’Assemblée nationale de la première loi rectificative des Finances pour 2020, le lundi 8 juin, le président du MPN Kiishin Kassa et du Front patriotique Ibrahim Yacouba, a mis a nu « les incohérences » contenues dans le collectif budgétaire élaboré par le gouvernement, « sous couvert de la Covid-19 ». Tout en dénonçant les dotations supplémentaires accordées surtout à la Présidence de la République, le président Ibrahim Yacouba, ancien cadre des douanes, a proposé des « mesures alternatives » notamment pour plus d’équité fiscale.
Pour, dit-il, « contenir les effets de la crise sanitaire et économique née de la COVID 19 », le Gouvernement a soumis à l’Assemblée Nationale, un projet de Loi portant première rectification de la Loi n°2019-76 du 31 décembre 2019, relative à la Loi de finances pour l’année budgétaire 2020. Le dit Collectif Budgétaire qui sera examiné par l’Assemblée Nationale ce lundi 8 juin 2020 propose de modifier la loi de finances 2020 en les composantes suivantes :
- le Titre I, relatif aux mesures permanentes ;
- le Titre II, relatif à l’évaluation des ressources budgétaires de l’Etat ;
- et le Titre III, relatif à l’évaluation des charges publiques.
Tant sur les sur les nouvelles dispositions fiscales, sur les ressources que sur les dépenses, il nous parait nécessaire d’attirer l’attention des Nigériens sur le contenu de cette importante loi des finances rectificative. En effet, on peut résumer les principales observations à travers les points ci-après :
I. Observations relatives aux mesures permanentes (Titre I):
Les réaménagements envisagés portent sur la fiscalité intérieure et se résument ainsi qu’il suit :
- une accélération de l’amortissement fiscal des immeubles à usage d’hôtel, par le biais d’un rehaussement du taux d’amortissement appliqué qui passerait de 2% à 5% ;
- une baisse du taux de la TVA applicable dans le secteur hôtelier, qui chuterait de 19% à 10%.
Comme vous pouvez le constater aisément, Il apparait donc que ces mesures fiscales sont élaborées pour soutenir le seul secteur hôtelier.
Ainsi, l’analyse du titre I de ce Collectif budgétaire, nous amène à faire les remarques suivantes :
I.1) Le projet du Collectif budgétaire (CB) n’est pas cohérent en son titre I:
Le Gouvernement précise, à travers l’exposé des motifs du projet de loi soumis à l’approbation de la représentation nationale, que les secteurs durement impactés par la crise sont ceux du transport, du tourisme, de l’hôtellerie, de l’artisanat, du commerce général et des télécommunications. Aussi, le Gouvernement conclue dans le même exposé de motif que « cette crise exige la révision de certaines dispositions fiscales en vue de soutenir les secteurs les plus durement touchés ». On aurait donc dû s’attendre, sur la base de cette profession de foi du gouvernement, que tous les secteurs cités soient soutenus. Malheureusement les réaménagements proposés ne profitent qu’au seul secteur de l’hôtellerie. C’est incohérent et c’est aberrant.
I.2) Le Collectif budgétaire propose des réaménagements qui violent le principe de l’équité fiscale:
En voulant soutenir le seul secteur de l’hôtellerie dans une crise qui impacte plusieurs autres secteurs, le Gouvernement rate son devoir en situation de crise de crise économique généralisée car il n’apporte pas de solutions à l’ensemble des contribuables qui sont dans une même situation.
Ce traitement discriminatoire viole un principe fondamental en matière fiscale : celui de l’équité fiscale qui veut qu’à situation égale, un même traitement soit réservé aux contribuables.
I.3) Le Collectif budgétaire propose des réaménagements inadaptés, voire même inutiles:
S’agissant de la baisse du taux de la TVA relativement aux prestations hôtelières, elle ne profite pas directement aux promoteurs. De plus, l’impact de la mesure sur le comportement des clients est loin d’être évident. C’est dire que le relèvement du niveau de sollicitations des prestations hôtelières, recherché, ne s’obtiendrait pas forcement et automatiquement à travers une telle mesure.
En vérité, Cette mesure pourrait être tout simplement inutile si les autres facteurs qui conditionnent le comportement du consommateur ne sont pas soutenus. On pourrait donc avoir une mesure de réduction des recettes mais qui n’aurait pas un impact sur l’amélioration du niveau de l’activité concernée.
Et pourtant en matière fiscale d’autres propositions sont possibles et apporteraient une plus grande efficacité économique. Nous avons réfléchi à quelques unes.
I.4) Propositions alternatives
Tel que démontré, les mesures fiscales proposées par le Gouvernement en vue de soutenir les entreprises affectées par la crise ne résistent pas à la rigueur d’une analyse critique.
C’est pourquoi, nous estimons que la meilleure réponse fiscale pour accompagner lesdites entreprises doit reposer, non pas sur des solutions personnalisées, mais, sur de mesures de portée générale et à impact réel.
Il s’agira de faire jouer la fonction économique de l’impôt en apportant des réaménagements à la loi fiscale de façon à permettre un desserrement momentané de la pression fiscale exercée sur les entreprises des secteurs impactés qui présenteraient, par exemple, les manifestations suivantes de la crise :
- Résultats comptables et fiscaux déficitaires au titre de l’exercice 2020 ;
- Recours massifs aux prêts bancaires et/ou aux augmentations de capital.
Comme nous l’avons indiqué dans notre allocution du 1er Mai 2020, les mesures administratives ayant prévu des reports de paiement de certains impôts et taxes, prises au moment de l’apparition de la crise, sont sans effet sur le niveau de la pression fiscale, tant elles ne font que retarder des échéances de paiement.
En réalité, le Gouvernement ne disposait pas de cadre fiscal légal pouvant lui permettre d’accompagner concrètement les entreprises en pareille circonstance. L’occasion donnée par ce collectif budgétaire devait donc être saisie pour créer ce cadre qui prévoirait, à travers un nouvel article, des aides fiscales aux entreprises. Ces aides, pouvant revêtir plusieurs formes (crédit d’impôt, déductions fiscales, réductions d’impôt…) seront exceptionnellement concédées aux entreprises du secteur formel afin de pallier les effets de toute conjoncture économique découlant d’un événement naturel imprévisible. Les dépenses fiscales ainsi occasionnées, accordées ponctuellement (le temps de la crise), feront juste l’objet d’une inscription budgétaire en tant que de besoin.
Un tel dispositif légal aura l’avantage de permettre la mise en œuvre des mesures dérogatoires concrètes de soutien, qui pourraient, pour la gestion de la crise actuelle, être déclinées comme suit :
- détaxation des déficits (les entreprises déficitaires paient en effet un impôt dit de minimum forfaitaire à défaut d’un impôt sur les bénéfices) par le biais d’un crédit IMF pour toutes les entreprises dont les résultats de l’exercice 2020 seront déficitaires.
- promotion des taux d’intérêts concessionnels à travers une détaxation indirecte des intérêts dus sur les prêts bancaires qui seront accordés dans le cadre du plan de soutien aux grandes et moyennes entreprises (composante du plan relative à l’atténuation de l’impact économique et financier du COVID 19). L’Etat pourrait également renoncer aux éventuels droits de publicité foncière et hypothécaire qui seraient exigibles à travers lesdits prêts (au cas où la garantie annoncée par l’Etat ne suffirait pas pour couvrir les risques encourus) ;
- exonération des droits d’enregistrement sur les augmentations de capital social dans les entreprises en situation de déficit avéré.
- Etc.
Ce faisant, ces mesures profiteront, sans discrimination, à toutes les entreprises potentiellement menacées par les effets de la crise.
II. Observations relatives aux ressources (Titre II):
Le schéma des modifications apportées à la partie ressources se décline, en grandes masses, comme suit :
- Annulation de recettes = 199 000 000 000
- Recettes additionnelles = 338 380 931 240
- Economies budgétaires dégagées = 130 041 046 135
- Nouveaux crédits ouverts = 269 421 977 375
Une analyse de ces grandes masses fait apparaitre les constatations suivantes :
II.1) Observations relatives aux pertes prévisionnelles de recettes:
Le tableau 1 de l’exposé des motifs, présenté par le Ministre des Finances et annexé au projet de Loi soumis au vote, nous renseigne sur l’origine des moins values prévisionnelles à enregistrer au niveau des recettes. C’est ainsi, qu’il est annoncé 196 milliards de moins values à enregistrer sur les impôts et taxes (DGI : 117, 6 milliards et DGD : 78,4 milliards). A cela s’ajoute, selon le Ministre des Finances, une moins value de 3 milliards à constater sur les recettes non fiscales ; ce qui correspondrait à un manque à gagner total de 199 milliards.
Or, le tableau détaillant l’article 3 du projet de loi fait état :
- d’annulations de 193 711 612 496 francs de recettes fiscales (DGI et DGD) au lieu de 196 milliards annoncés ;
- d’annulations de 1 805 652 822 francs de recettes non fiscales au lieu de 3 milliards annoncés ;
- d’annulations de 3 092 510 130 francs de recettes exceptionnelles contre zéro franc annoncé relativement à la même rubrique ;
- d’annulations de 390 224 553 francs sur les recettes de vente des prestations des services contre zéro franc annoncé relativement à la même rubrique.
A la lumière de ces constats, il y a lieu de relever des incohérences notoires entre le tableau 1 de l’exposé des motifs et le tableau détaillant l’article 3 du projet de Collectif budgétaire.
Ainsi, même si dans les deux cas, le total de recettes annulées s’établit à 199 milliards, les écarts dans la structuration des données sèment le doute dans la fiabilité des chiffres ; ce qui n’est pas digne d’un projet de loi, de surcroit une loi de finances rectificative.
II.2) Les observations relatives aux recettes additionnelles:
Les recettes supplémentaires sont essentiellement composées d’emprunts. Ainsi, sur un total de 338 380 931 240 francs de recettes additionnelles attendues, les emprunts représentent un montant de 260 380 931 240 francs.
Il est ici à déplorer qu’aucune précision sommaire n’a été donnée sur les conditionnalités d’octroi des prêts notamment ceux concédés par la Banque Mondiale et le FMI. Les parlementaires vont donc voter une loi sans être sûrs de connaitre ou de comprendre les conditionnalités qui sont attachées à des prêts d’un niveau important.
II.3) Les observations relatives aux économies budgétaires dégagées
Elles sont composées de coupes budgétaires et d’annulations se rapportant aux services de la dette, des montants respectifs de 102 888 925 631 francs et 27 152 120 504 francs.
L’absence de tout renseignement sur les activités annulées rend moins lisibles les réductions opérées et pourraient être révélateurs de coupes effectuées à la volée qui, le cas échéant, pourraient perturber l’exécution des dépenses prioritaires.
III. Observations relatives aux dotations budgétaires supplémentaires (Titre III) :
Si on peut se réjouir des dotations supplémentaires au profit de certains démembrements de l’Etat, il est déplorable de constater que la Présidence de la République s’octroie, à elle seule, 26, 5 milliards (avec) de dotations sur des crédits additionnels hors dettes de 121,83 milliards, soit 21,75% des crédits affectés à l’ensemble des démembrements de l’Etat.
Il faut remarquer que sur les 26,5 milliards de dotations supplémentaires, 15 milliards sont directement affectés au Cabinet du Président et 2 autres milliards pour sa sécurité.
Comme on peut le constater, la Présidence de la République s’est taillée la part du lion. Plus grave et plus troublant, les crédits à elle alloués à l’occasion de ce collectif budgétaire dépassent même la prise en charge sanitaire de la COVID-19, qui est pourtant présentée comme « le principal motif à l’origine du Collectif budgétaire ». Quelle contradiction !
Il s’agit assurément là d’un choix d’allocation de ressources publiques qui s’est fait au mépris de l’intérêt général et de la rationalité économique dans la situation de crise liée à la gestion de la COVID19. C’est tout simplement scandaleux et inadmissible.
Mais au-delà de son caractère si excessif, que cache une telle dotation à la veille des élections présidentielles ? C’est une question à laquelle le gouvernement doit répondre clairement.
Il est bien connu que la gestion rigoureuse des ressources n’est pas le point fort de ce régime, mais en situation de crise économique comme celle que nous vivons en lien avec leur mauvaise gestion de la Covid 19, on aurait pu s’attendre à un collectif plus cohérent et plus pertinent que celui-ci. Mais nous savons que c’est certainement trop demander, car ce qui nous est proposé est une loi de finances rectificative incohérente, pleine de contradictions et surtout construite autour des choix personnalisés et irrationnels tant en matière de fiscalité que d’allocation de crédits. Cette loi de finances est tout simplement mauvaise. Rien qu’en suivant notre analyse, vous constaterez que le prétexte utilisé est assurément la Covid 19, mais les objectifs et les vrais bénéficiaires de ce collectif budgétaire sont ailleurs.
IBRAHIM Yacouba
Commentaires