Plaidoyer pour la jeunesse rurale (Par Gado Alzouma)
Une catégorie « invisible »
Au Niger et souvent dans le reste de l’Afrique, lorsqu’on parle de jeunesse, on pense généralement à la frange scolarisée de la jeunesse citadine, aux étudiants, aux jeunes diplômés sans emploi qui font passer le temps dans les fadas en sirotant du thé ou aux jeunes politiciens (qui, très souvent, ne sont plus vraiment jeunes) qui veulent parler au nom de l’électorat jeune. Ces derniers couvrent les jeunes de toutes les vertus, du seul fait que ce sont des jeunes, pour s’attirer les faveurs de la jeunesse ou se présenter comme ses représentants attitrés. Ils sont rejoints en cela par le reste de toute la classe politique qui voit dans la jeunesse non seulement un gigantesque « gisement de voix », mais aussi un facteur d’absolution politique, un moyen de se laver de leurs péchés, car qui est pour la jeunesse, qui se présente comme le champion de la jeunesse, est aussi celui-là qui accompagne l’avenir et bâtit la cité du futur.
Or, nous nous devons de rappeler que les jeunes, dans le discours développementaliste (notamment celui des Nations Unies), sont tous ceux-là qui ont un âge compris entre 15 et 24 ans. La définition de la jeunesse peut varier selon qu’on choisit de la voir sous l’angle anthropologique, biologique ou légale, mais pour les travailleurs du développement et surtout les agences des Nations Unies, elle se situe généralement dans cette fourchette-là et si on accepte cette définition, on peut donc dire que les jeunes stricto-sensu constituent 18,2% de la population nigérienne. Notons que le Niger compte aujourd’hui (en juin 2023) plus de 27.000.000 d’habitants. Toutefois, l’âge médian au Niger est de 15,2 ans et ceux qui ont moins de 14 ans (les enfants) constituent près de 51% de la population totale. Si on y ajoute les « jeunes », on peut donc dire que plus de 70% des Nigériens ont moins de 25 ans. Mieux encore, si l’on adopte la définition de la jeunesse donnée par l’Union Africaine (la catégorie de la population âgée de 15 à 35 ans), ceux en âge de voter dans cette cohorte (les 18-35 ans) constituent plus de 50% de la population en âge de voter. On comprend alors toute l’importance que la jeunesse occupe, sinon dans les faits, du moins dans les discours politiques.
Notons enfin que le monde rural n’est pas homogène (il est marqué par des inégalités de toute nature) et qu’il n’existe pas de ligne de démarcation claire entre jeunes ruraux et jeunes des villes : les migrations saisonnières ou de plus longue durée et de nombreux autres facteurs concourent à faire du jeune rural un jeune citadin une bonne partie de l’année ou même toute sa vie puisque beaucoup font des séjours réguliers en ville tout en étant basés au village. Les petits vendeurs à la sauvette et les petits vendeurs ambulants qui peuplent les rues des grandes villes sont dans leur écrasante majorité des jeunes. Ils sont d’ailleurs tout aussi nombreux dans les villes des pays voisins et au-delà. Il faut donc se garder d’opposer la jeunesse rurale à la jeunesse des villes. Toutefois, la première tout comme la seconde, a des caractéristiques qui lui sont propres et qui permettent de la décrire comme une catégorie distincte.
Bref ! si l’on s’en tient à la définition prudente donnée ci-dessus, on peut dire que la jeunesse nigérienne est pour l’essentiel (à plus de 80%) rurale, alors même qu’il en est rarement fait mention dans la littérature académique, les médias et les discours politiques. Ceux qu’on appelle « jeunes » dans le discours médiatique nigérien et même africain en général, c’est un jeune citadin instruit et tous ceux qui lui ressemblent de près ou de loin. Dans la presse, le mot « jeunesse » au Niger est toujours associé à une certaine forme de modernité et de vie citadine avec, dans sa version misérabiliste, l’image du jeune diplômé sans emploi et dans sa version « hype » ou « branchée », l’image du jeune entrepreneur ou politicien (pas toujours jeune comme j’ai eu à le rappeler), un téléphone mobile à la main, adossé à une voiture clinquante. Lorsqu’il a réussi et qu’il est en même temps illettré ou semi-analphabète, on le présente généralement comme revenu de Dubaï. Lorsqu’il est scolarisé, on le décrit sous les traits d’un jeune qu’on a écarté dans la course à l’emploi pour privilégier le fils ou la fille de…
Certes, ceux-là sont jeunes (plus ou moins) mais qu’en est-il des jeunes des villages qui, en réalité, forment l’essentiel de la jeunesse nigérienne ? C’est la catégorie de la jeunesse la plus pauvre, mais aussi la moins éduquée. Cette jeunesse-là est souvent analphabète ou déscolarisée et quand elle fait référence à une fille, elle est déjà mariée et a déjà deux enfants ou plus et mène une vie de servitude qui confine souvent à l’esclavage avec de longues heures de travaux ménagers et champêtres. C’est la jeunesse sans voix, celle qu’on n’entend jamais et qui n’existe que de façon indirecte dans la littérature grise des organisations internationales, celle dédiée aux mariages précoces ou à la migration, le prisme général sous lequel les problèmes relatifs à la jeunesse africaine sont le plus souvent perçus. Or, ces préoccupations-là sont le plus souvent les préoccupations que les occidentaux ont à notre égard et non nos préoccupations à nous ; et comme les préoccupations des occidentaux prennent le pas sur nos propres préoccupations, elles finissent par devenir les nôtres et orientent les pouvoirs publics vers la résolution de ces problèmes-là au détriment de nombreux autres problèmes, souvent plus sérieux et presque toujours méconnus, auxquels nous sommes quotidiennement confrontés. Il n’est que de se rappeler la place tout a fait disproportionnée qu’occupent, dans les discours politiques, les thèmes de « la forte croissance démographique », des « mariages précoces » ou des « migrations » vers les pays européens (phénomène marginal au Niger) pour s’en convaincre puisque ces problèmes, sans être négligeables, ne doivent pas pour autant occulter d’autres, beaucoup plus importants.
De ce point de vue, l’un des problèmes auxquels la jeunesse rurale est confrontée est que c’est une catégorie « invisible », qui n’existe que rarement en tant qu’entité distincte dans les politiques nationales de développement alors même que c’est l’une des catégories les plus importantes de la population. Et si cette jeunesse est « invisible », c’est parce qu’elle n’existe pas en tant que « catégorie mobilisée », dans le sens que le sociologue français Pierre Bourdieu donne à ce terme, c’est-à-dire une catégorie sociale dotée d’un capital politique, capable de se manifester activement et collectivement sur la scène sociale comme groupe social existant. Ce qui la rend d’autant plus vulnérable aux tentations et manipulations de toutes sortes.
A cet égard, on nous parle par exemple tout le temps de terrorisme mais on nous parle très rarement d’un sujet comme celui de « jeunesse rurale et terrorisme ». C’est pourtant la jeunesse rurale qui sert de vivier pour le recrutement des groupes terroristes parce que c’est au sein de cette jeunesse-là qu’on rencontre les jeunes les moins éduqués, les plus désespérés et les plus désorientés. Ce sont surtout de jeunes ruraux qui tombent chaque jour par dizaines sur les champs de bataille. Pour n’avoir pas été à l’école, ils sont généralement dépourvus de tout esprit critique et tombent facilement victimes de l’instrumentalisation et du prosélytisme religieux de type extrémiste. Aussi, n’est-il pas étonnant que les conflits violents aient pour principales victimes des jeunes des campagnes, des jeunes en quête d’autonomie économique, facilement leurrés et poussés dans des aventures meurtrières pour quelques centaines de milliers de francs CFA. Car, bien qu’on l’évoque moins souvent, le dénuement matériel, le chômage et la pauvreté extrêmes se révèlent être des motifs encore plus puissants que les croyances religieuses et les affiliations « ethniques » pour expliquer la décision de s’engager dans les groupes terroristes.
Inégalités scolaires
Il faut ajouter à tous ces problèmes celui des inégalités scolaires. En effet, même lorsqu’ils sont allés à l’école, les jeunes ruraux se heurtent à d’innombrables problèmes que ne rencontrent pas toujours les jeunes citadins. Par exemple, le taux de scolarisation est beaucoup plus élevé dans les villes que dans les campagnes. En outre, ce taux est plus élevé chez les filles issues du milieu urbain que les filles issues du milieu rural. Les jeunes ruraux restent aussi moins longtemps à l’école et ont de plus faibles perspectives d’ascension sociale. Pire, à mesure qu’on monte dans la scolarité, le taux d’abandon est beaucoup plus accentué chez les filles, en particulier les filles rurales, que chez les garçons. En outre, l’âge au premier mariage est moins élevé dans les campagnes que dans les villes tout comme les jeunes ruraux ont leur premier enfant plus tôt que les jeunes des villes, etc.
En outre, si la plupart des villages nigériens sont dotés d’écoles primaires, le parcours scolaire des jeunes ruraux est marqué par des abandons massifs et d’importantes déperditions, particulièrement au niveau secondaire. Les raisons de ces déperditions scolaires sont multiples mais elles s’expliquent tout particulièrement par l’insécurité alimentaire et la pauvreté extrême. La plupart des collèges et les lycées sont logés dans les villages ou communes de grande taille et les enfants qui achèvent le cycle primaire doivent le plus souvent quitter leurs familles pour des familles d’accueil généralement pauvres, peu connues de leurs parents et incapables de les prendre en charge. Bien entendu, lorsque ce sont des filles, leur situation devient encore plus dramatique en raison des croyances religieuses, des tabous, de la dépendance envers les parents, des modes de socialisation qui ne cultivent pas toujours, chez les filles, l’incitation à se prendre en charge lorsqu’elles se trouvent en situation de dénuement matériel ou de précarité économique, de l’avancement en âge qui devient très vite un prétexte pour les marier, etc. Ces enfants (garçons et filles) se trouvent donc le plus souvent abandonnés à eux-mêmes et doivent fuir l’école pour regagner leur village ou émigrer en raison de la faim et des mauvais traitements.
Le travail des enfants est une autre source de déperdition scolaire, mais aussi un facteur qui impacte fortement les performances scolaires : dans les communautés rurales, les enfants sont sollicités à tout moment pour aider la famille, particulièrement en période de travaux champêtres où ils doivent s’absenter pendant plusieurs jours. Pour ceux d’entre eux qui appartiennent à des communautés nomades se déplaçant avec les troupeaux sur de vastes étendues, les défis s’avèrent souvent insurmontables et ils n’ont d’autre choix que d’abandonner l’école. Il faut ajouter à tout cela l’absentéisme chronique des maîtres dans les zones rurales où la discipline se relâche du fait de l’éloignement des pouvoirs publics, mais aussi les mariage précoces des filles que les parents préfèrent voir quitter le foyer familial parce qu’elles représentent des bouches supplémentaires à nourrir, et de multiples autres raisons telles que les conflits et violences liées au terrorisme comme ces dernières années dans les régions de Tillabéry, de Diffa, de Tahoua et de Maradi, soit la moitié de toutes les régions du pays. Rien qu’en 2022, l’Unicef a relevé que 817 écoles ont été fermées dans la seule région de Tillabéry. A travers tout le pays, près de 80.000 élèves, dont plus de 38.000 filles ont été affectés par ces fermetures. Or, l’insécurité augmente la probabilité de déscolarisation permanente ou temporaire, affecte les performances scolaires, incite à la désaffection vis-à-vis de l’école, accentue la déréliction, la perte de repères, le désœuvrement et la consommation de drogue, etc., qui à leur tour incitent aux comportements déviants et nourrissent les foyers de violence. Un cycle vicieux qui enferme de vastes pans de notre jeunesse dans le piège de la pauvrete et de l’échec social.
Ces multiples facteurs de perturbation du cycle normal des études, qui concourent tous aux échecs répétés, aux retards et aux abandons, n’affectent d’ailleurs pas que les élèves du primaire et du secondaire. Ces obstacles font partie de l’expérience ordinaire des étudiants issus des classes populaires qui sont à une écrasante majorité ceux venus des zones rurales et massivement inscrits dans les universités publiques du Niger qui constituent la seule voie d’accès à l’enseignement supérieur pour eux. Seule une infime minorité d’entre eux obtient des diplômes au bout d’un cycle normal d’études (ce qui est en train de devenir une exception au Niger). Aux redoublements incessants s’ajoutent les incessantes « années blanches », c’est-à-dire les années sans cours et où les diplômes ne sont pas délivrés. Ainsi, non seulement les étudiants peuvent accuser du retard en raison de leurs faibles performances (les études montrent que les enfants issus des classes supérieures de la société ont de meilleures chances de réussite que ceux issus de familles pauvres et rurales) mais ils ne terminent pas toujours leurs études à temps en raison des grèves récurrentes et des arrêts de cours (pour toutes sortes de raisons) qui débouchent généralement sur l’annulation des activités académiques et la délivrance des diplômes.
Les étudiants issus des zones rurales sont aussi ceux qui s’inscrivent le plus dans des filières (comme par exemple les filières de lettres et sciences humaines) qui représentent une impasse sur le marché du travail et qui leur offrent peu de chances d’ascension sociale, les universités étant devenues des usines à chômage et les enfants des classes populaires et rurales étant les principales victimes de cette situation. Certaines disciplines comme les mathématiques et les sciences qui exigent de longues heures d’entrainement et parfois un soutien scolaire (soit parental, soit privé) ou même celles des disciplines qui exigent une culture préalablement acquise au sein du foyer familial à l’issue de nombreuses heures de lecture, pénalisent fortement leurs chances de réussite en raison de l’analphabétisme parental et de l’absence presque totale de livres et de bibliothèques dans les campagnes. Le Niger, rappelons-le, est cet étrange pays qui, en plein 21eme siècle, ne compte aucune bibliothèque digne de ce nom, même dans ses universités.
Enfin, il faut noter qu’à la différence des enfants des classes supérieures et moyennes, il manque aux jeunes ruraux le plus souvent les filets de sécurité que constituent l’enseignement supérieur privé et même, dans une certaine mesure, l’émigration hors d’Afrique, car ceux qui ont les moyens de rejoindre l’Europe sont le plus souvent issus des villes et des couches moyennes et supérieures de la société. Toutefois, les jeunes migrants nigériens qu’on retrouve en grand nombre en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Togo et au Bénin, et ce, depuis de longues générations maintenant, sont presque toujours issus des campagnes. Il faut noter que même dans ces pays leur situation est en train de devenir beaucoup plus précaire qu’elle ne l’était dans le passé en raison de leur nombre toujours grandissant et des nombreux problèmes que rencontrent ces pays aujourd’hui. Une autre facette presque jamais évoquée des migrations saisonnières est qu’elles tendent maintenant à devenir définitives, en particulier dans les communautés d‘éleveurs et les paysans « sans terres » où chez les jeunes qui savent que le lopin de terre qui leur est octroyé est devenu insignifiant et ne suffira jamais à les nourrir. A tout cela, il faut ajouter le sentiment d’abandon dans lequel se trouvent souvent femmes et enfants laissés au pays, parfois pour des absences qui durent des années et qui sont à peine aujourd’hui atténuées par l’usage des moyens de communication modernes, en particulier WhatsApp, très largement utilisé par les populations rurales.
Chômage et sous-emploi
Il existe aussi un désajustement entre les aspirations de ces jeunes (qui, après tout, sont des jeunes de leur temps avec les mêmes rêves et les mêmes attentes que les jeunes citadins), et la réalité économique de nos pays où les dirigeants privilégient la consommation de biens importés au détriment de la production de ces mêmes biens sur le sol national par les populations et notamment les jeunes qui manquent de ce fait d’emplois pourvoyeurs des revenus qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins. Un cercle vicieux qui ne laisse d’autre choix aux jeunes ruraux que les petits métiers et le petit commerce du secteur informel dans les rues des grandes villes, la précarité, le chômage, la migration ou la violence terroriste. Il n’est que de rappeler les millions de tonnes de riz que nous importons chaque année, contribuant ainsi à enrichir d’autres pays, alors que nous avons une main d’œuvre jeune et abondante dans nos campagnes, une main d’œuvre à laquelle il suffirait d’un minimum d’incitation et d’organisation pour produire du riz en quantité suffisante. Certaines expériences récentes comme au Sénégal où le Président Macky Sall a fait un formidable travail de ce point de vue, ou encore au Nigeria où le Président Buhari a interdit l’importation de riz pour encourager le développement de la production locale avec des résultats édifiants, doivent nous convaincre que c’est possible.
Nous sommes aussi un pays presque sans aucune usine. Ce qui est tout simplement incroyable au 21eme siècle dans un pays de 27 millions d’habitants. S’il est vrai que les routes, les ponts et les bâtiments administratifs sont importants, procurer de l’emploi aux milliers de jeunes qui viennent chaque année sur le marché du travail, devrait être notre première priorité et pour cela, nous n’avons pas d’autre choix que de de développer notre propre agriculture au lieu de contribuer à développer celle des autres. Nous n’avons pas d’autre choix que de bâtir partout des usines, une industrie de transformation locale des produits agricoles, au lieu d’être un simple marché pour la consommation de produits importés d’ailleurs.
C’est pour toutes ces raisons que les jeunes des villes et des campagnes doivent se donner la main pour se battre ensemble et édifier une société plus démocratique et plus juste.
Gado Alzouma Gado Alzouma est Nigérien et professeur en socio-anthropologie.
Commentaires
Article de bonne facture, Merci Professeur ! ,
TOTO A DIT s'en est r