Un an après le massacre de Moura : A qui profitent les zones d’ombres ? (Par Francis Laloupo)
En mars 2022 à Moura, dans le centre du Mali, l’armée nationale et les mercenaires du groupe Wagner commettaient le pire massacre de civils dans le contexte de la crise sécuritaire sahélienne. Alors que les missions d’enquête se sont heurtées à divers empêchements et obstacles, à qui profitent les zones d’ombres et la loi du silence qui entravent la manifestation de la vérité et de la justice due aux victimes ?
Sombres journées à Moura, du 27 au 31 mars 2022. Pour cette localité de la région de Mopti, dans le centre du Mali, ces journées auront été celles de toutes les horreurs. Entre 300 et 600 civils tués – le bilan humain varie selon les différentes sources - lors d’une opération dénommée Kélétigui menée par des contingents des forces armées maliennes (FAMA) et les mercenaires du groupe Wagner. Objectif : neutraliser les éléments de la katiba Macina affiliée au Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans (GSIM) qui contrôlent la zone et ont infiltré la population depuis plusieurs années. Ladite opération dérape lorsque les militaires et leurs associés de Wagner se lancent dans une offensive aveugle en s’en prenant indistinctement aux hommes de la localité présentant, selon eux, une allure de « djihadistes », notamment « ceux portant une barbe et des pantalons courts » selon les déclarations des témoins. Particulièrement remarqué, le zèle des « hommes blancs » - les mercenaires de Wagner - qui, dans une sidérante frénésie, se sont livrés à une hasardeuse identification de présumés « djihadistes », suivie d’exécutions sommaires et expéditives. « Ils ont passé la nuit à prendre des gens parmi nous pour les exécuter », racontera un rescapé. Selon Hassatou Ba Minté, Responsable du bureau Afrique de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), « de nombreux cas de viols et de tortures en la présence de supplétifs étrangers de Wagner ont été documentés ». L’horreur, exactement…
Résultat, les autorités maliennes se féliciteront d’avoir « neutralisé 203 djihadistes », sans se soucier le moins du monde de l’identité effective des individus indistinctement occis. Un premier mensonge qui sera suivi de bien d’autres destinés à jeter un voile sur ce sombre épisode de la crise sécuritaire au Mali. Le général Oumar Diara de l’Etat major général des Armées n’hésite pas alors à affirmer que « le respect des droits de l’homme, de même que le droit humanitaire reste une priorité dans la conduite des opérations ». Suivra alors une fabrication de « témoignages » d’habitants de Moura diffusés sur les médias d’Etat pour saluer l’efficacité et le salutaire concours de l’armée. Quant aux œuvres meurtrières des mercenaires de Wagner au cours de cette opération, c’est le silence qui domine. Le silence et la dissimulation, car, dans un déni extraordinaire de la réalité, les autorités maliennes continuent d’affirmer que les hommes de Wagner ne sont que des instructeurs ne participant pas aux combats auprès de l’armée. Un propos officiel systématiquement démenti par les témoignages recueillis par des organisations indépendantes dans la zone meurtrie. Le 8 avril 2022, après l’enfer de Moura, la Russie était le seul pays à « féliciter » le Mali pour la « réussite de l’opération antiterroriste ».
Le veto de Moscou
Après le massacre de Moura, le chef de la Mission multidimensionnelle des Nations unies au Mali (MINUSMA) , El-Ghassim Wane, réclamera sans succès un « accès impératif » à la localité de Moura où affirme-t-il, « l'autorisation de déploiement d'une mission intégrée n'a, jusqu'à présent, pas été autorisée malgré un engagement important auprès des autorités nationales ». Les autorités maliennes opposent un refus à une enquête initiée par la Minusma (Mission des Nations Unies au Mali), sous le prétexte qu’une enquête est déjà diligentée par les autorités locales. Vive réaction d’une cinquantaine d’associations ouest-africaines et internationales réunies au sein de la Coalition citoyenne pour le Sahel qui objectent que « l’enquête menée par le tribunal militaire malien ne saurait empêcher l’investigation de la Minusma d’être menée à son terme ».
Dans le même temps, le 9 avril 2022, la Russie mettait son veto à une demande soumise au Conseil de sécurité de l’Onu, en rapport aux événements de Moura, visant à réclamer des « enquêtes approfondies et indépendantes pour établir les faits, trouver les responsables et les traduire en justice ». Moscou, suivi dans sa position par la Chine, a justifié son veto en estimant qu’il n’y avait pas la moindre nécessité à approuver une telle initiative dans la mesure où « une enquête était ouverte par les autorités du Bamako ». En somme, Moscou apportait trivialement son soutien à la fabrication, en cours à Bamako, d’une vérité alternative à la réalité des faits qui se sont déroulés à Moura du 27 au 31 mars 2022. Des faits davantage encore soulignés en novembre 2022 dans un rapport de la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme), indiquant notamment que « pour le régime malien les personnes tuées étaient toutes des ‘terroristes’, alors que selon les informations recueillies par la FIDH, seule une trentaine de djihadistes ont été tués lors du massacre, et des centaines de civils ont été exécutés ». Ce rapport de la FIDH sera rejeté par les autorités maliennes. Plus inattendu dans cette singulière affaire, Amadou Koufa, le chef de la katiba Macina, dans une vidéo diffusée le 23 juin 2022, accuse l'armée malienne et ses supplétifs de Wagner du « massacre de centaines d’innocents isolés », tout en précisant que seulement une trentaine de ses combattants étaient présents à Moura.
Le cri des victimes
Un an après les événements de Moura, l’opinion était toujours en attente des conclusions de l’enquête diligentée par la Minusma qui, semble-t-il, s’est transformée en une course d’obstacles, au fil des mois. Un rapport qui, selon les premières indications « mettrait en cause directement les Forces armées maliennes et leurs alliés de Wagner ». Une affirmation reprise dans un autre rapport tout aussi attendu, celui de l’Ong Human Right Watch (HRW). Nul doute que ces rapports seront rejetés par les autorités de Bamako ainsi que leur soutien de Moscou qui n’est pas près d’endosser les graves violations des droits humains devenues la marque de fabrique de son sous-traitant Wagner. Autre absence signalée un an après les faits, celle du rapport du Tribunal militaire chargé par les décideurs maliens d’établir les conclusions sur l’opération de Moura. Pris dans leur posture de déni, les militaires maliens en sont donc arrivés à oublier que la publication du rapport du Tribunal militaire était leur propre promesse.
Si la situation sécuritaire au Mali est émaillée de violences silencieuses, la tragédie de Moura est devenue emblématique de la complexité de la crise. Ce qui s’est produit dans cette localité symbolise, à lui seul, l’agrégation des facteurs d’enlisement de cette crise : options hasardeuses de stratégies militaires, approche tout aussi aléatoire du fractionnement du conflit (du terrorisme djihadiste aux affrontements intercommunautaires), confusion d’agendas politiques et d’objectifs sécuritaires, recours systémique aux techniques de la désinformation et de la manipulation des opinions… Dans cette configuration, quelle place pour le cri muet des victimes et leurs proches qui réclament simplement justice ? Les Maliens accepteront-ils que l’on passe par pertes et profits l’un des plus grands scandales de la politique sécuritaire actuellement en vigueur dans leur pays ? Comment empêcher que le voile du silence continue d’envelopper cette tragédie dans le contexte actuel marqué l’étouffement de toute voix discordante et où les opposants au régime de Bamako n’ont pour seuls choix que le silence, la prison ou l’exil ? A Moura, les habitants regardent, de loin, l’insupportable spectacle de l’impunité. Et ils se disent sans bruit qu’il faudra attendre longtemps encore avant que s’estompent les assauts du chagrin. Avant qu’advienne le temps de la justice.
Francis Laloupo
Journaliste, Essayiste
Enseignant en Géopolitique
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