Polygamie et fécondité: mensonges et demi-vérités (Par Gado Alzouma)
Le Nigériens réduisent généralement la polygamie, qui est un terme polysémique, à la seule forme de polygamie qu’ils connaissent et qu’on appelle en réalité polygynie : le fait pour un homme d’être socialement autorisé à marier deux femmes ou plus et pour une femme d’accepter cette forme d’union. La polygynie est la forme de polygamie pratiquée par les Nigériens. Elle est aussi la plus connue et la plus répandue dans le monde, mais elle n’est pas la seule. Certaines sociétés autorisent une femme à prendre pour époux deux hommes ou plus qui sont parfois même des frères.
On appelle polyandrie cette dernière forme de polygamie qu’on retrouve surtout en Inde, au Népal, au Tibet, en Chine, etc. et dans certaines tribus en Afrique centrale (notamment chez les Bashilélé de la République Démocratique du Congo), en Afrique australe (le gouvernement sud-africain a récemment créé la polémique en proposant de légaliser la polyandrie) ou même en Afrique de l’Ouest comme chez les Irigwe du Nord-Nigeria. La polyandrie existe aussi de façon informelle, occasionnelle et tacitement approuvée dans certaines autres sociétés.
Ces précisions sont nécessaires pour deux raisons :
Premièrement, elles montrent la grande diversité des types de mariages possibles et surtout le fait que la polygamie n’est pas nécessairement liée à la religion (notamment l’Islam) car d’après les ethnologues plus de 80% des sociétés humaines (dites traditionnelles) autorisent ou autorisaient la polygamie (plus spécialement la polygynie) sans être pour autant toutes musulmanes. Bien que les monogames représentent l’écrasante majorité des unions dans le monde, les sociétés (« traditionnelles ») où seule la monogamie est acceptée constituent une faible minorité (de l’ordre 15 à 16% seulement). Enfin, il faut noter que la polygamie chez nous (la polygynie donc) n’a pas été apportée par l’Islam qui ne fait pas non plus injonction aux hommes de prendre des épouses supplémentaires, mais l’autorise seulement. La polygamie a préexisté à l’avènement de cette religion tout comme elle a préexisté à l’avènement de l’Islam chez les Arabes. Sans être tout à fait sûr, on peut probablement dater son renforcement de l’avènement des sociétés agraires il y a environ 12.000 ans et certainement de beaucoup plus tôt encore puisqu’il existe de nombreux exemples de sociétés de chasseurs-cueilleurs où la polygamie (plus spécialement la polygynie) est pratiquée. On peut même estimer que la polygynie était autrefois une forme très fréquente d’union dans la plupart des sociétés humaines.
Préconceptions et méconnaissance des faits et des chiffres
Enfin, non seulement la polygamie n’est pas nécessairement liée à l’existence de l’Islam, la compréhension que beaucoup de gens en ont dans notre société repose sur des prénotions, des préjugés et une méconnaissance des faits et des chiffres. Le Niger est souvent présenté, comme récemment par Bazoum Mohamed, comme une société de polygames, donnant ainsi l’impression que les mariages polygames sont prédominants sur les autres formes de mariage. Or, il importe de souligner que les foyers nigériens sont, dans leur écrasante majorité, des foyers monogames. Seul un quart des foyers nigériens est polygame. Certaines études indiquent même que seulement 20% des hommes mariés, soit un cinquième, sont polygames. Dans toutes les régions du Niger les monogames représentent 70 à 80% des foyers à n’importe quel instant T bien que l’écrasante majorité des hommes indiquent leur souhait de devenir polygames plus tard dans leur vie. On voit donc que, sans représenter un phénomène marginal, la polygamie est loin d’avoir la dimension qu’on lui prête dans notre pays au point de lui accorder une influence notable sur la fécondité et la croissance démographique.
En effet, la relation entre polygamie et croissance démographique (ou forte fécondité) reste encore controversée parmi les spécialistes. Il n’y a pas de consensus sur le fait que les polygames font plus d’enfants que ceux qui ne le sont pas. Il n’est pas définitivement prouvé que les femmes qui vivent dans des foyers polygames ont en moyenne plus d’enfants que celles qui vivent dans des foyers monogames. On peut même prudemment affirmer que cela semble être le contraire. La raison en est que la tranche la plus élevée des foyers polygames est constituée d’hommes (et souvent de femmes) parvenus à un âge relativement avancé de leur vie. Autrement dit, et pour parler en langage populaire, « les vieux » qui sont polygames sont de loin plus nombreux que les jeunes qui sont polygames. Plus on avance en âge, plus le nombre de foyers polygames est élevé.
Ceci a deux conséquences majeures :
Comparés aux foyers monogames, ces hommes polygames ont en moyenne moins d’enfants avec chacune de leurs femmes que le monogame moyen nigérien avec la sienne. Plus simplement expliqué, si vous prenez deux femmes dont chacune est mariée à un monogame et deux femmes mariées à un polygame, le nombre d’enfants dans les deux foyers monogames est légèrement plus élevé que le nombre d’enfants dans le foyer polygame. Ce nombre est proche pour la femme d’un monogame et la première épouse d’un polygame mais nettement supérieur chez la femme d’un monogame comparée à la deuxième ou troisième épouse d’un polygame.
Une des explications données à ce phénomène est la suivante : il en est ainsi d’abord parce que l’homme « partagé » entre deux femmes ou plus fait en moyenne moins d’enfants avec chacune d’entre elles que s’il n’en avait qu’une seule. D’autre part, la vie reproductive moyenne de la femme en foyer monogame est plus longue que la vie reproductive moyenne de la (deuxième ou troisième) femme en foyer polygame pour la simple raison que même lorsqu’elle est jeune, la vie en couple de la deuxième ou troisième épouse d’un polygame est moins longue du fait de l’âge souvent avancé du mari (rappelons encore une fois qu’il y a plus de « vieux » polygames que de jeunes polygames) et elle finit par avoir moins d’enfants avec lui que si elle s’était mariée à un jeune âge avec un monogame, sans compter qu’elle peut elle-même être d’âge tardif, veuve ou divorcée. Même mariées jeunes, celles qui sont arrivées les dernières tendent à avoir en moyenne moins d’enfants que celles arrivées les premières. Il en est de même si on considère toute leur vie reproductive et qu’on les compare à des femmes de leur âge mariées à des monogames (dans toute leur vie reproductive).
En conséquence, les foyers polygames ont un faible impact sur la fécondité ou la croissance démographique. Un couple polygame composé d’un homme et de deux femmes n’a pas plus d’enfants que deux couples monogames. C’est même souvent le contraire. N’oublions cependant pas qu’il existe des thèses opposées.
Par ailleurs, considéré du côté des hommes, la charge qui pèse sur les épaules d’un chef de famille polygame semble plus élevée que celle qui pèse sur les épaules d’un chef de famille monogame car l’homme polygame a en moyenne plus d’enfants à charge que l’homme monogame. Si donc la relation établie est fausse du point de vue de la croissance démographique ou de la fécondité, elle reste relativement vraie du point de vue des charges financières afférentes à l’homme dans une société patriarcale comme la nôtre, particulièrement pour les foyers insérés dans l’économie urbaine « moderne ». Cependant, s’en arrêter à ce niveau d’analyse superficielle reste insuffisant. C’est une conclusion qui fait partie de ces « évidences » qu’on ne se donne pas la peine d’examiner plus profondément tant elles semblent aller de soi.
Le "pauvre" polygame: une caricature
Ce faisant, on oublie qu’un foyer polygame, surtout en zone rurale mais aussi en zone urbaine où les femmes sont de plus en plus salariées ou s’adonnent à d’autres types d’activités génératrices de revenus, n’est pas composé que d’un chef de famille seul chargé de procurer tout à sa progéniture et à ses femmes. Un foyer polygame est aussi composé d’enfants (qui peuvent être des adultes) et de femmes dont la contribution à l’économie domestique, bien que mésestimée, est extrêmement importante. Cela se vérifie plus particulièrement dans les zones rurales (donc l’écrasante majorité des foyers nigériens) où les travaux des femmes ne se limitent pas qu’aux activités domestiques et aux soins apportés aux enfants mais participent de la production familiale, y compris agricole. Il en est de même des enfants qui deviennent souvent « travailleurs » à un âge très jeune et qui adolescents ou adultes, apportent tous leur contribution au foyer. Prendre donc l’exemple du chauffeur payé 80.000 francs par mois et qui a trois femmes et d’innombrables enfants comme représentatif du polygame nigérien est particulièrement réducteur et même caricatural, car les choses ne se présentent pas du tout comme ça si l’on prend l’ensemble des foyers polygames nigériens.
Au Niger les études statistiques précisent que les ménages les plus pauvres sont les ménages dirigés par des polygames. Toutefois, on peut aussi noter que la décision de devenir polygame est en général prise à l’issue d’une relative amélioration des conditions financières des individus. Bien que ce ne soit pas toujours le cas, les individus décident de prendre une seconde épouse quand ils se sentent suffisamment « riches » et souvent même pour montrer qu’ils sont « capables », car deux épouses ou plus est un signe que l’individu « a les moyens » ou croit avoir « les moyens ». Par ailleurs, la création d’un foyer polygame présente de multiples autres avantages aux yeux des membres des sociétés dites traditionnelles. Non seulement la famille bénéficie de la participation à la production d’une nombreuse progéniture et de nombreuses femmes, mais c’est aussi l’occasion pour l’individu polygame d’étendre son réseau social (le nombre de familles, de groupes et d’individus hors des siens propres auxquels il est lié par un ensemble de devoirs et d’obligations), son prestige social (qui peut être aussi bien politiquement que financièrement monnayé) et son filet de protection sociale (pour lui et les siens partout où ils vont). Ce n’est pas pour rien que c’est chez les chefs traditionnels, suivis des grands agriculteurs et des grands commerçants ainsi que des professions libérales que la pratique de la polygamie s’observe le plus au Niger et surtout dans les zones rurales. Brandir donc l’exemple du pauvre type qui traîne tout un convoi de femmes et d’enfants faméliques derrière lui et qui est obligé de quémander pour les nourrir et présenter cela comme l’image typique du polygame nigérien, ne correspond pas toujours à la réalité. C’est l’arbre qui cache la forêt. Si l’on ne s’arrête pas aux seuls coûts financiers (encore que) on s’aperçoit immédiatement que les polygames sont en général « plus riches »qu’on le suppose car ce sont bien souvent des hommes arrivés à un âge où ils ont amassé suffisamment de ressources, aussi bien sociales, économiques que symboliques (prestige) pour jouir d’une vie plus ou moins aisée. Enfin, bien que certaines études tendent à le soutenir, je ne suis pas du tout convaincu que les enfants des foyers polygames vivent dans de plus mauvaises conditions que les enfants des foyers monogames, notamment en raison de la compétition à laquelle se livrent les femmes en foyer polygame pour soutenir de toutes leurs forces leurs enfants dans toutes leurs activités. Cela constitue une source certaine d’émulation à l’origine de bien des réussites sociales et économiques.
Par ailleurs, il est faux de présenter l’idée que « c’est Dieu qui nourrit la bouche qu’il a créée» comme étant la philosophie sociale des Nigériens en matière de polygamie…comme si les Nigériens polygames avaient uniquement des comportements débridés qui ne tiennent aucun compte de leur situation, notamment financière. Je pense que les décisions prises par les individus en matière matrimoniale sont plus souvent le fruit de calculs mûrement réfléchis et qu’ils ne se décident pas sur un coup de tête à prendre une seconde épouse sans réfléchir aux conséquences. Ce sont là des idées racistes qui présentent les Africains comme des individus incapables de comportements rationnels, des individus uniquement mus par des pulsions qu’ils ne contrôlent pas. Une façon comme une autre de nous rapprocher, encore une fois, de l’animalité.
Si donc la polygamie est « condamnable » comme le soutiennent certains, elle doit l’être pour des raisons autres que celles qu’on nous présente généralement.
GadoAlzouma
Commentaires
Je dirai qu'il faut vivre dans une situation pour en conna
Je dirai qu'il faut vivre dans une situation pour en conna