Françafrique 1/3 : Retour sur la présidentielle de 1993 au Niger et l’opération de « facilitation » de la DGSE
Le Monde Afrique publie les bonnes feuilles du livre de Jean-Pierre Bat et Pascal Airault Françafrique. Opérations secrètes et affaires d’Etat. L’occasion de revisiter le travail de l’ombre de la France dans le dossier touareg.
Le 10 novembre 1987 meurt Seyni Kountché, militaire nigérien parvenu au pouvoir en 1974 et qui a dirigé le pays d’une main de fer. Sa mort est synonyme de retour à la vie constitutionnelle. En 1989 est ainsi proclamée la IIe République du Niger.
Ce premier processus de décrispation est rapidement rattrapé par la grande vague de La Baule de 1990 : Mitterrand déclare que l’aide internationale de la France serait assujettie à la démocratisation des régimes africains. Commence dès 1990 une « marche forcée vers un processus démocratique », selon les termes d’un diplomate spécialiste du Niger.
A la fièvre politico-sociale et aux violences de 1990 succède, en 1991, la Conférence nationale souveraine (CNS). Ces états généraux africains doivent garantir la transition politique. La CNS se tient à Niamey du 29 juillet au 3 novembre 1991 : elle abroge la IIe République et redessine les pouvoirs politiques et institutionnels. Les doléances des différents représentants sont compilées dans le « cahier des charges »qui constitue la feuille de route de la CNS, mais que la vox populi rebaptise aussitôt « cahier des surcharges ». En effet, certains aspects se révèlent très délicats à réaliser dans le cadre de la crise économique : refus des programmes d’ajustement structurel, interdiction de réduire le nombre de fonctionnaires et de réduire les salaires.
Transition sur fond de rébellion touareg
Dans ces conditions, le Niger s’engage en 1992 dans une périlleuse année de transition. Son issue est, malgré tout, consacrée à une série de scrutins électoraux qui respectent le calendrier et les principes de la transition : un référendum constitutionnel (26 décembre 1992), des élections législatives (14 février 1993) et présidentielle (27 février et 27 mars 1993).
Pour Michel Lunven, ambassadeur de France à Niamey de 1988 à 1993, la priorité réside dans le respect du processus de transition et la tenue des élections. Il considère qu’au lendemain de la mort de Kountché, la marche vers la démocratisation constitue la principale feuille de route politique du Niger, elle doit primer sur toute autre considération ou problème. L’ambassadeur est conscient de la difficulté autant que de l’importance de ce processus : aussi y engage-t?il toute son énergie.
Cette attitude est d’autant plus à souligner que Lunven, ancien de la Coopération, a été de 1986 à 1988 collaborateur de Jacques Foccart pour les affaires africaines à Matignon auprès de Chirac. Aussi, qu’elle n’est pas la surprise de l’ambassadeur lorsque en 1992, en plein processus de transition, l’armée nigérienne informe l’attaché de la défense près l’ambassade de France que le feu a été ouvert sur un avion Transall de la DGSE dans le désert du Ténéré, au nord du pays. Que faisait cet avion des services secrets français en pays touareg, à l’insu de l’ambassade ?
Depuis 1990, dans les plis de la transition, émerge la question touareg qui constitue aux yeux de la DGSE la priorité politique du Niger. Après quelques premiers signes de tension et de troubles, la crise éclate réellement le 7 mai 1990 avec l’attaque du poste de Tchin-Tabaraden par des rebelles touareg. L’armée nigérienne réplique par une répression brutale sur l’ensemble de la population touareg : exécutions sommaires, arrestations arbitraires, tortures et exactions de toutes formes s’abattent sur les populations du Nord.
Au lendemain de cette répression, la presse française dénonce les abus et les crimes de l’armée nigérienne. L’affaire touareg se développe désormais sur un nouveau front : les médias et l’opinion internationale, en premier lieu française.
En 1990, Danielle Mitterrand, l’épouse du président français, se rend au Niger au titre de sa fondation France Libertés. La même année, Bernard Kouchner le célèbre french doctor devenu secrétaire d’Etat à l’action humanitaire et partisan affiché du « devoir d’ingérence », se penche sur le dossier touareg. A cela, il convient d’ajouter qu’en 1991, loin de régler ou d’apaiser la situation, la CNS aggrave le problème touareg.
Dans sa recherche de compromis, la CNS ne parvient pas à tracer les grandes lignes d’une réconciliation nationale. Sans doute pour ménager une armée politiquement affaiblie et en partie méfiante envers la transition, la CNS ne prend aucune mesure de sanction ni aucune punition à l’encontre des responsables de la répression brutale dans le Nord, à la seule exception du capitaine Maliki.
Un chef rebelle touareg nommé Iyad Ag-Ghali
Pour la DGSE, l’affaire touareg recouvre deux dimensions.
La première est intérieure : la mise à l’écart des populations touaregs constitue une faute du processus de transition qui risque de coûter cher à long terme.
La seconde est régionale : à la faveur de cette crise, des Etats voisins risquent de s’immiscer à la frontière saharienne du « pré carré » français en Afrique.
Or, en juin 1990, a également éclaté au Mali une rébellion touareg menée notamment par un certain Iyad Ag-Ghali, leader du Mouvement populaire de l’Azawad (MPA) ; en coulisse, Alger s’est imposé comme un acteur essentiel de la crise malienne.
Si les ambitions algériennes étaient connues au Sahara occidental avec son soutien au Front Polisario, la signature des accords de Tamanrasset entre la rébellion touareg du Mali et le gouvernement de Bamako, le 6 janvier 1991, met en lumière le rôle que revendique Alger dans le Sahara central.
Dans ce contexte régional, Paris entend régler, en toute discrétion et dans les meilleures conditions, le problème touareg au Niger pour empêcher que la situation ne prenne le même tour qu’au Mali. D’autant que le nord du Niger, avec le site d’Arlit, constitue le cœur des réserves d’uranium (yellow cake) sur lequel repose la politique énergétique nucléaire de la France. Pourquoi la DGSE entre-t?elle en scène ?
Parce que son directeur général, Claude Silberzahn, en poste de 1989 à 1993, fin connaisseur de l’Afrique, a prouvé au président François Mitterrand que son service peut, mieux que toute autre institution de la République, mener avec succès une diplomatie de l’ombre pour désamorcer des crises.
Il vient de le prouver efficacement en réglant le conflit sénégalo-mauritanien qui s’est conclu sous son égide par la signature d’un accord entre les représentants du président Ahmed Taya (Mauritanie) et du président Abdou Diouf (Sénégal). Négocié patiemment dans le plus grand secret à Marne-la-Vallée dans les hôtels de Disneyland, l’accord est rendu public en mars 1992. Fort de ce succès, Claude Silberzahn obtient le feu vert de Mitterrand en personne pour procéder à une opération de négociation secrète au Niger ; le chef de la DGSE rend compte directement à l’Elysée.
Pas une « médiation » mais une « facilitation » de la DGSE
En mai 1992, Claude Silberzahn se rend quatre jours au Niger (Niamey, Zinder et Agadez) : la mission du service ne sera pas une « médiation », mais une « facilitation » entre le gouvernement et les rebelles. L’opération se compose, dans ses grandes lignes, de deux volets : l’un officiel, qui consiste en une « facilitation » du dialogue entre le gouvernement et la rébellion ; l’autre secret, qui consiste à établir un lien avec une délégation rebelle, lui présenter les propositions du service et garantir la sécurité de ses déplacements pour les négociations.
Pour ce second volet, la DGSE organise un pont aérien entre la France et le désert du Ténéré grâce à un Transall du service (GAM 56), et assure la sécurité des télécommunications entre le service et les Touareg grâce à des valises Inmarsat (International Maritime Satellite). Des équipes de la DGSE assurent dans le plus grand secret la navette entre la France et le fief touareg de l’Aïr et du Ténéré.
Côté gouvernemental, le patron de la DGSE choisit comme interlocuteur le premier ministre de la transition, Amadou Cheiffou. Reste à trouver un interlocuteur côté touareg. Claude Silberzahn choisit de misersur Mano Dayak. Il est l’un des leaders du Front de libération de l’Aïr et de l’Azawak (FLAA) de Rhissa Ag-Boula, le principal mouvement rebelle, mais il est surtout le chef de la Coordination de la résistance armée (CRA), la plate-forme politique qui réunit les différents mouvements rebelles. Cependant, le profil qui est dressé de Dayak diffère radicalement selon les interlocuteurs français.
Pour la DGSE, il apparaît le meilleur interlocuteur pour amener la rébellion à la table des négociations, tant pour les fonctions qu’il occupe que pour les liens tissés avec le service – et avec Silberzahn en personne. Au contraire, pour le Quai d’Orsay et l’ambassade, la représentativité de Dayak est relative au sein de la rébellion et son extraction non noble, dans une société de castes, lui interdirait toute autorité réelle au sein des dirigeants touaregs. Reste qu’en 1992, le très charismatique Dayak symbolise dans les médias français le mythe de l’« homme bleu ». Cette image ne doit rien au hasard.
Originaire des Ifoghas, Dayak revient au Niger après des études supérieures aux Etats-Unis et en France (où il épouse sa femme Odile), et se consacre à des activités liées au tourisme : après avoir été guide dans le Sahara, il fonde Temet Voyages, une agence touristique qui devient la plus importante d’Agadez. Il se lie avec Thierry Sabine, l’organisateur du Paris-Dakar, et organise les étapes du rallye dans le Sahara. Bref, Dayak est un homme qui maîtrise la communication mieux que quiconque dans les rangs de la rébellion. Aussi lance-t?il son offensive médiatique en faveur de la rébellion au printemps 1992. La pièce maîtresse en est son livre Touareg, la tragédie, publié le 18 mai 1992 par l’éditeur Jean-Claude Lattès.
Sa sortie est accompagnée d’une importante campagne promotionnelle dans la presse et à la radio ; VSD et RFI – ou Mano Dayak dispose de contacts – figurent au premier rang. Sur les panneaux publicitaires du métro parisien s’étalent les photos d’un Touareg accompagné d’une citation de Dayak : « Un peuple doit-il disparaître pour exister ? »
La DGSE s’empare du dossier Niger
Le 2 juin 1992, au Musée de l’Homme est inaugurée une exposition : « Le drame des Touaregs en images », dont Dayak est l’organisateur. Elle circulera ensuite dans les villes de France. Invité sur les plateaux télévisés pour faire la promotion de son livre et de son exposition, Dayak se fait le porte-parole de la cause touareg. En quelques semaines, à la fin du printemps 1992, Dayak a couvert une surface médiatique francophone sans pareille. Il « existe » mieux qu’aucun autre chef touareg.
Au début de l’été 1992, la DGSE prend complètement en main le dossier Niger avec l’aval de l’Elysée et aux dépens de l’ambassade : le « colonel V » est envoyé à Niamey comme « facilitateur ». C’est à lui que Lunven demande des comptes pour l’avion de la DGSE mitraillé par l’armée nigérienne.
Installé un temps à l’ambassade, il poursuivra sa mission directement au cœur du pays touareg. Dès la fin du mois d’août 1992, une première rencontre est organisée entre les représentants du gouvernement nigérien et ceux du FLAA, à Bussy-Saint-Georges, lieu choisi par la DGSE pour ces rencontres confidentielles.
Le 20 mars 1993, à une semaine du second tour de la présidentielle du 27 mars 1993, au terme de longues négociations, un accord est signé par Albert Wright, le ministre nigérien chargé de la réconciliation nationale, Mano Dayak et le « colonel V » qui signe de son statut de « facilitateur ».
L’accord porte sur la libération de prisonniers touaregs par les autorités nigériennes (dont le nombre s’est avéré très long à établir par la DGSE) en échange de la libération des otages par les rebelles, sous le contrôle de la DGSE.
Après l’élection de Mahamane Ousmane à la présidence de la République, les négociations secrètes se poursuivent à Paris et à Bussy-Saint-Georges. Une trêve de trois mois est conclue entre le gouvernement et le FLAA. Le 11 juin 1993 à minuit, l’entrée en vigueur de la trêve s’accompagne de la levée de l’état de garde – c’est-à-dire de l’état d’urgence militaire proclamé en pays touareg. Une cellule de liaison et de coordination de la DGSE est installée à Arlit à compter du 1er juillet.
Quand la diplomatie s’en mêle
Mais la « facilitation » de la DGSE s’embourbe. A cela, plusieurs facteurs. Le premier réside dans les tensions qui traversent le FLAA : Mano Dayak fonde le Front de libération Temoust (FLT), laissant ainsi le FLAA entre les mains de Rhissa Ag-Boula, connu pour ses connexions avec l’Algérie. Un deuxième facteur résulte d’un malentendu sur l’objet de la mission de la DGSE basée à Arlit : pour le président Ousmane, elle constitue une force de sécurité dans l’Aïr ; pour la DGSE, il n’est question que de faciliter la médiation nigérienne.
Sans conteste, le dernier facteur est le plus déterminant : avec l’installation de la cohabitation Mitterrand-Balladur, Jacques Dewatre remplace à compter du 7 juin 1993 Claude Silberzahn à la tête de la DGSE ; or le nouveau chef des services secrets français ne partage pas les vues de son prédécesseur. La mission de la cellule d’Arlit est prolongée jusqu’au 30 octobre 1993, mais le nouveau chef de la DGSE a pour principal objectif de se débarrasser de l’encombrant dossier nigérien qu’il entend remettre au Quai d’Orsay.
Avec le recours à la diplomatie officielle, la gestion de la crise finit par s’élargir aux pays voisins – ce que voulait éviter initialement la DGSE. La non-reconduction de la mission de « facilitation » et la prise en main de l’affaire par la diplomatie sont vécues, par certains spécialistes, comme une défaite face à l’Algérie dans le Sahara.
Dans ce contexte, la France s’en remet, comme souvent par la suite, a son principal allié dans la zone : le président burkinabé Compaoré, qui s’efforce de reprendre la main face à Alger. Ainsi sont signés, le 9 octobre 1994, les accords de Ouagadougou. La crise touareg est toutefois loin d’avoir été réglée. Mano Dayak, quant à lui, poursuit son combat ; mais la méfiance reste de mise envers son frère ennemi, Rhissa Ag-Boula.
Son aventure s’arrête brutalement le 15 décembre 1995. Ce jour-là, Dayak meurt dans le crash d’un avion Cessna 337 affrété par Niger Air Service, alors qu’il se rendait à Niamey pour y reprendre les négociations avec le président Ousmane. A ses côtés, dans l’appareil, se trouvait Hubert Lassier : journaliste à Paris-Match puis à VSD, lié à la mouvance giscardienne et très proche du mystérieux Victor Chapot (l’influent conseiller de l’ombre de Valéry Giscard d’Estaing), il appartenait au cercle officieux des missi dominici du village franco-africain dont la mission, sans être officielle, n’en était pas moins connue des autorités françaises.
Le Monde
Commentaires
Blague a part article tres interessant